Deux ans et demi aprĂšs avoir lancĂ© son « opĂ©ration militaire spĂ©ciale » en Ukraine, le prĂ©sident russe, Vladimir Poutine, cherche Ă  attirer de nouveaux volontaires pour aller combattre sur le front. LancĂ©es dans une course Ă  l’enrĂŽlement, les autoritĂ©s russes, fĂ©dĂ©rales comme rĂ©gionales, promettent des soldes mirobolantes, des avantages sociaux allĂ©chants, des primes importantes, Ă  grand renfort de campagnes de propagande diffusĂ©es dans les rues, au sein des universitĂ©s, sur les rĂ©seaux sociaux, ou Ă  la tĂ©lĂ©vision. « Rejoins les tiens ! », « Sois un hĂ©ros ! », proclament les affiches placardĂ©es un peu partout sur le territoire. « DĂ©fends la terre de Koursk ! », prĂŽne une autre, toute rĂ©cente, appelant les hommes, « jusqu’à 65 ans », Ă  rejoindre le « dĂ©tachement de volontaires BARS-Koursk » afin de libĂ©rer cette rĂ©gion frontaliĂšre russe des forces ukrainiennes qui l’occupent en partie depuis le 6 aoĂ»t.

SommĂ©es de remplir les quotas de recrutement, les rĂ©gions font feu de tout bois. « AmĂšne un copain au bureau militaire, tu toucheras 100 000 roubles », soit un peu moins de 1 000 euros, dit la nouvelle campagne lancĂ©e le 12 juillet par le Tatarstan, situĂ© Ă  l’est de Moscou et grand pourvoyeur de recrues. AttirĂ©s par les sommes promises, 385 000 hommes ont signĂ© un contrat entre janvier et dĂ©cembre 2023, selon le ministĂšre de la dĂ©fense russe. Pour attirer encore davantage de volontaires, Vladimir Poutine a dĂ©cidĂ©, en juillet, de doubler la solde mensuelle des contractuels, passĂ©e de 195 000 roubles Ă  400 000 roubles, somme que les rĂ©gions sont censĂ©es abonder. Soit dix fois plus que le salaire moyen.

A ce pactole s’ajoute une prime forfaitaire de 1,2 million de roubles versĂ©e Ă  l’engagement. Non imposables, ces revenus sont assortis de privilĂšges offerts aux combattants et Ă  leurs familles, entre autres des crĂ©dits immobiliers Ă  taux prĂ©fĂ©rentiels, un accĂšs aux plus prestigieuses universitĂ©s du pays sans examen d’entrĂ©e, une retraite confortable, ainsi qu’un statut social. PrĂ©sentĂ©s par le chef du Kremlin comme la « nouvelle Ă©lite », les vĂ©tĂ©rans de l’« opĂ©ration spĂ©ciale » pourront un jour avoir leur photo sur le pupitre d’un Ă©colier.

Un Russe rapporte plus Ă  sa famille mort que vivant Un Ă©trange modĂšle Ă©conomique est ainsi apparu, selon lequel un Russe mort rapporte davantage Ă  sa famille qu’un Russe vivant. De fait, si un homme dĂ©cide de partir Ă  la guerre et meurt entre 30 et 35 ans, c’est-Ă -dire Ă  l’ñge oĂč il est le plus actif et au meilleur de sa forme, sa mort sera plus « rentable » Ă©conomiquement que son avenir. Signer un contrat avec l’armĂ©e lui assure de gagner dix fois le salaire minimum et permet surtout Ă  ses proches, s’il meurt au combat, de toucher une prime de dĂ©cĂšs, grobovye en russe, d’un montant pouvant aller jusqu’à 11 millions de roubles, selon les rĂ©gions.

« C’est inĂ©dit car, depuis toujours, les Russes Ă©taient envoyĂ©s Ă  l’armĂ©e sous la contrainte ou par patriotisme. Vladimir Poutine a crĂ©Ă© une rĂ©alitĂ© complĂštement nouvelle », explique l’économiste russe Vladislav Inozemtsev, aujourd’hui installĂ© aux Etats-unis, qui parle d’une « économie de la mort » Ă©rigĂ©e en systĂšme. De fait, pour un citoyen russe payĂ© l’équivalent de 200 à 400 euros dans le civil, la tentation de s’engager est grande, malgrĂ© le risque.

La mort est pourtant une issue probable, surtout sur le front du Donbass, oĂč les forces russes perdent jusqu’à 1 000 soldats chaque jour, selon les analystes militaires occidentaux. L’Etat la compense Ă  la condition que la dĂ©pouille ait Ă©tĂ© rĂ©cupĂ©rĂ©e, ce qui est loin d’ĂȘtre toujours le cas. « Environ un tiers des morts ne sont pas identifiĂ©s, par consĂ©quent, aucun paiement n’est effectuĂ© pour eux », rappelle Vladislav Inozemtsev.

Selon l’économiste, « les fonctionnaires et les soldats, les “serviteurs” comme on disait dans l’ancienne Russie », sont ceux qui comptent le plus aux yeux de Vladimir Poutine. « C’est flagrant, souligne-t-il, il suffit de rappeler que ceux qui s’engagent reçoivent cette prime forfaitaire d’au moins 1,2 million de roubles, tandis que les habitants de la rĂ©gion de Koursk qui ont perdu leurs biens [du fait de l’offensive ukrainienne] se sont vu proposer 15 000 roubles en guise de dĂ©dommagement. »

Selon ses estimations, 200 000 soldats contractuels au moins sont recrutĂ©s en moyenne chaque annĂ©e. « Sans cela, explique Vladislav Inozemtsev, l’armĂ©e cesserait tout bonnement d’exister, car 600 000 militaires ont Ă©tĂ© tuĂ©s ou blessĂ©s depuis le dĂ©but de la guerre. » Pour le paiement des primes et des soldes, l’Etat dĂ©pense « entre 1 500 et 2 000 milliards de roubles par an ».

Du fait des sommes considĂ©rables dĂ©boursĂ©es dans l’économie de guerre et la rĂ©munĂ©ration des contractuels, une croissance largement tirĂ©e par la consommation a vu le jour. Le produit intĂ©rieur brut a bondi de 4 % sur un an au deuxiĂšme trimestre, selon une estimation prĂ©liminaire de Rosstat, le service fĂ©dĂ©ral des statistiques, publiĂ©e le 9 aoĂ»t. Le chĂŽmage est Ă  son plus bas niveau, Ă  2,6 %. A partir de ces paramĂštres macroĂ©conomiques, la Banque mondiale a placĂ©, en juillet, la Russie sur la liste des pays « à revenus Ă©levĂ©s ».

Du reste, l’économie russe ne s’est jamais aussi bien portĂ©e, malgrĂ© les sanctions occidentales. « Les sorties de capitaux ayant Ă©tĂ© rĂ©duites en raison des sanctions, la demande intĂ©rieure a pu se dĂ©velopper, notamment dans le domaine des services. Le budget perçoit davantage de recettes, les importations se maintiennent Ă  un niveau suffisant », estime Vladislav Inozemtsev.

L’« économie de la mort » a pourtant ses limites. L’augmentation de la demande intĂ©rieure a crĂ©Ă© une surchauffe, Ă  un degrĂ© jamais vu depuis la crise financiĂšre mondiale de 2008, selon la gouverneure de la Banque centrale de Russie, Elvira Nabioullina. « Les rĂ©serves de main-d’Ɠuvre et de capacitĂ© de production sont pratiquement Ă©puisĂ©es », a-t-elle averti lors d’une confĂ©rence de presse Ă  Moscou, le 26 juillet. A la mĂȘme Ă©poque, l’inflation annuelle a grimpĂ© Ă  9,13 %, selon Rosstat.

PĂ©nurie de main-d’Ɠuvre A cela, il faut ajouter la concurrence fĂ©roce Ă  laquelle se livrent l’armĂ©e et les entreprises pour recruter de la main-d’Ɠuvre et qui Ă©puise les ressources humaines. Les usines du complexe militaro-industriel (VPK) recrutent Ă  plein rĂ©gime pour soutenir les cadences de travail effrĂ©nĂ©es, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Au cours des dix derniers mois, 520 000 travailleurs ont dĂ©laissĂ© les entreprises civiles au profit de l’industrie de dĂ©fense, selon le vice-premier ministre, Denis Mantourov. Les salaires y sont plus allĂ©chants.

« La pĂ©nurie de main-d’Ɠuvre est actuellement le principal problĂšme de la Russie », souligne Alexandra Prokopenko, chercheuse invitĂ©e au centre de rĂ©flexion Carnegie Russia Eurasia Center, Ă  Berlin. « Le gouvernement injecte beaucoup d’argent dans l’industrie de l’armement, mais sans innover. La question de savoir qui travaillera dans ces usines Ă  l’avenir reste ouverte, car les militaires et les fabricants d’armes se disputent les mĂȘmes personnes, des hommes », note l’experte, qui a quittĂ© son poste de conseillĂšre Ă  la Banque centrale de Russie en 2022, juste aprĂšs l’invasion russe de l’Ukraine.

La Russie manque de bras, Ă  tel point que 2 millions de postes dans l’industrie sont actuellement Ă  pourvoir, selon Rosstat. « Les ressources humaines sont une vraie contrainte. Le faible taux de chĂŽmage n’est pas dĂ» au succĂšs de la politique Ă©conomique du Kremlin, en rĂ©alitĂ© de nombreux secteurs Ă©conomiques manquent de main-d’Ɠuvre », affirme Alexandra Prokopenko.

« Poutine n’a aucun intĂ©rĂȘt Ă  briser cette bulle » Le « modĂšle » Ă©conomique de Vladimir Poutine est-il durable ? Vladislav Inozemtsev le pense. « La Russie demeure le plus gros exportateur mondial de matiĂšres premiĂšres, ce qui donne au Kremlin les revenus nĂ©cessaires pour produire des armes et payer les militaires envoyĂ©s sur le front. » Si la machine de guerre tourne Ă  plein rĂ©gime, un retour Ă  la paix – une Ă©ventualitĂ© qui semble encore peu probable aujourd’hui – pourrait poser problĂšme. « MĂȘme si la guerre avec l’Ukraine prend fin en 2024-2025, les dĂ©penses publiques en armement resteront Ă©levĂ©es, car ce qui est dĂ©jĂ  en cours ne peut pas ĂȘtre arrĂȘtĂ© si rapidement », assure Alexandra Prokopenko, certaine que ce modĂšle Ă©conomique est viable Ă  court terme, « à l’horizon d’un an, un an et demi ».

Elina Ribakova, chercheuse Ă  l’Institut Peterson d’économie internationale et directrice des affaires internationales Ă  l’Ecole d’économie de Kiev, souligne que, « politiquement et Ă©conomiquement, Vladimir Poutine n’a aucun intĂ©rĂȘt Ă  briser cette bulle Ă©conomique, car s’il le fait, la population en paiera les consĂ©quences ». La Russie n’ayant Ă  sa disposition aucune autre source de croissance, « il n’y a pas d’autre choix que cette Ă©conomie macabre dont bĂ©nĂ©ficie le pays tout entier ».

La militarisation de l’économie russe complique considĂ©rablement, en effet, les perspectives de fin de guerre en Ukraine. « Il pourrait ĂȘtre plus pragmatique pour le Kremlin de poursuivre cette militarisation de l’économie, et cette derniĂšre prolonge la guerre », poursuit la chercheuse. Vladislav Inozemtsev partage ce point de vue. « Revenir Ă  une situation de paix, dans laquelle de telles dĂ©penses seraient injustifiĂ©es, et dĂ©mobiliser une armĂ©e de criminels se rĂ©vĂ©leraient trĂšs dangereux. Cela n’intĂ©resse pas Vladimir Poutine, assure-t-il. Car la Russie peut bĂ©nĂ©ficier d’une croissance continue pendant au moins cinq Ă  six ans, soit beaucoup plus longtemps que ce que l’Ukraine peut supporter. »