Je suis souvent en colĂšre. Pas en furie, juste en rogne. C’est un sentiment particuliĂšrement stĂ©rile qui n’a rien Ă  voir avec les belles colĂšres des rĂ©voltĂ©s, une sorte de ronchonnement intĂ©rieur totalement dĂ©nuĂ© d’envergure et de portĂ©e – en gĂ©nĂ©ral, seuls les arbres entendent mes ruminations et je pourrais jurer qu’ils ne sont pas impressionnĂ©s.

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C’est rĂ©current, pourtant, un matin sur deux, peut-ĂȘtre plus, peut-ĂȘtre moins en pĂ©riode creuse, je parcours les chroniques indignĂ©es de certains journaux, et je viens, comme on dit si justement dans nos contrĂ©es, en beau cĂąlisse.

C’est une colĂšre multicouche, elle a diffĂ©rentes raisons d’ĂȘtre qui chacune l’engraissent. J’en veux aux chroniqueurs qui manquent de nuance, j’en veux Ă  la culture de l’indignation qui rend la nuance si peu dĂ©sirable, je m’en veux d’ĂȘtre cette personne pointilleuse et tatillonne qui peut passer des matinĂ©es entiĂšres Ă  avoir des discussions imaginaires avec ceux que je juge de mauvaise foi, absurdes joutes verbales oĂč je parviens toujours Ă  leur faire entendre raison, allez, tu vois bien que si on prend ça en considĂ©ration, ça change quand mĂȘme la donne, non ? Merci pour ton Ă©coute.

Pourtant, ce ne sont pas les raisons d’éprouver une juste colĂšre qui manquent. La liste est longue, on la connaĂźt bien.

On devrait tous vibrer de rage face aux innombrables injustices dont est cousue notre sociĂ©tĂ©, il y a assez d’iniquitĂ© dans nos villes, nos pays et notre planĂšte pour attiser durant toute une vie les braises d’une rĂ©volte fĂ©conde.

Malheureusement ce n’est pas cette rĂ©volte-lĂ  qui est attisĂ©e par mes lectures matinales, mĂȘme si je retrouve souvent, entre les lignes outrĂ©es que je lis, les mĂȘmes inquiĂ©tudes que les miennes, le mĂȘme effarement face Ă  divers enjeux. Mais c’est une inquiĂ©tude qui m’est transmise avec hargne, un effarement qu’on me crie par la tĂȘte en me montrant du doigt ceux qui ne le partagent pas, des imbĂ©ciles, des crĂ©tins, des pleutres et des losers, des moins que rien qui ne mĂ©ritent que morgue et mĂ©pris. Ça vous gĂąche un consensus, tout ce fiel.

Certains sont-ils mobilisĂ©s par ces stridulations quotidiennes ? Est-ce qu’à force de se faire dire qu’on est une idiote utile trop Ă  gauche ou une mauvaise alliĂ©e trop Ă  droite, on finit par voir la lumiĂšre ? ConsidĂ©rant que la plupart de ces textes prĂȘchent principalement aux convertis, lecteurs conquis d’avance qui aspirent Ă  ĂȘtre confortĂ©s dans leurs croyances en ouvrant leur journal, qui cherche-t-on Ă  convaincre avec ces phrases belliqueuses et ces propos badigeonnĂ©s de vitriol ?

On me dira, comme le fait rĂ©guliĂšrement mon chum qui est Ă©cƓurĂ© de m’entendre argumenter dans le vide, de ne plus lire ces publications. Mais leur prĂ©sence est telle dans le paysage mĂ©diatique que j’aurais l’impression de faire de l’écoute sĂ©lective. Je pourrais aussi faire un petit pas de recul, en prendre et en laisser, ne pas me laisser atteindre par ce ton constamment remontĂ©.

Mais on en vient Ă  se laisser gagner par cette mentalitĂ© d’assiĂ©gĂ©s, toute cette opiniĂątretĂ© dans le rejet de l’autre finit par percoler, ces incessants appels Ă  la hargne fonctionnent, parce que mĂȘme si je n’en entends plus le propos, j’en retiens l’essence : vous n’ĂȘtes pas en crisse ? Soyez en crisse ! Je n’ai pas envie d’ĂȘtre en crisse. J’ai envie de comprendre.

Mais les lumiĂšres de ces textes n’éclairent pas, elles aveuglent. Et plutĂŽt que de sortir de ces lectures galvanisĂ©e, remplie d’une noble envie d’agir et de rĂ©pandre la bonne parole, je ferme l’ordinateur, toute hĂ©rissĂ©e d’une colĂšre informe et poisseuse que je traĂźne avec moi une partie de la matinĂ©e. Je prĂ©pare le lunch de ma fille, je la regarde partir pour l’école, je sors, je travaille, avec toujours derriĂšre moi ce sentiment acide et mesquin.

Il me suit parfois jusque dans un bois oĂč je passe presque chaque jour, j’entre alors dans un dĂŽme de chants d’oiseaux avec ma petite rancƓur et cette vaine agitation nĂ©e de l’impuissance. Le grand pic est lĂ  qui me salue, comme la tortue peinte et les brochets qui fraient dans les eaux peu profondes, mais je ne les vois pas, je bougonne d’une bougonnerie qui n’aidera jamais personne, qui ne fera avancer aucune cause.

Je finis par en vouloir Ă  ma colĂšre elle-mĂȘme, je la trouve petite et veule, elle n’a mĂȘme pas l’élĂ©gance d’ĂȘtre profonde ou la fiertĂ© de m’appartenir, c’est une colĂšre manufacturĂ©e et contagieuse, un produit, particuliĂšrement cheap de surcroĂźt, que j’ai achetĂ© comme une Ă©paisse. Parce que ce ne sont pas les idĂ©es que je lis qui me dĂ©rangent et me font rouspĂ©ter des matinĂ©es de temps. Dans ce climat mĂ©diatique, l’opinion est un emballage, ou Ă  la rigueur une plus-value. Le vrai produit, ce qu’on nous vend, c’est une indignation qui se limite Ă  elle-mĂȘme, et Ă  son instrumentalisation par ceux qui savent s’en servir.

  • luciole@beehaw.orgOP
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    8 months ago

    C’est quoi votre attitude face au rage bait qui teinte l’information ? Personnellement, j’essaie dĂ©libĂ©rĂ©ment de garder une petite distance, tsĂ© comme un psy’ qui Ă©coute son patient qui va mal. Il essaie de comprendre, mais c’est hors de question qu’il s’emballe.

    Ça marche pas tout le temps, mais au moins j’essaie de dĂ©crinquer avant de commenter. (C’est pas toujours un succĂšs non plus.) Mais surtout, surtout, je ne dis rien si j’ai juste lu le titre. Le titre est toujours ridiculement plus enrageant que le contenu qu’il coiffe.

    • Smk@lemmy.ca
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      8 months ago

      C’est juste triste. Le modĂšle d’affaire des mĂ©dias est a chier. Tu veux attirer le plus de monde sur tes mĂ©dias, coĂ»te que coĂ»te, juste pour vendre d’la pub. C’est vraiment triste. Au moins, on a radio-canada.