###Hors du mariage, point du salut ? Notre sociĂ©tĂ© lâa longtemps pensĂ©, exposant les cĂ©libataires au poids de multiples prĂ©jugĂ©s, ainsi que le retracent Juliette EymĂ©oud et Claire-Lise Gaillard dans un livre passionnant.
«Depuis quand et pourquoi le cĂ©libat est-il pensĂ© comme un comportement problĂ©matique ? Depuis quand ĂȘtre cĂ©libataire est-il synonyme dâisolement affectif ? Depuis quand considĂšre-t-on la solitude comme symptĂŽme dâune inadĂ©quation ou dâune rĂ©bellion Ă la norme ? » Ces questionnements en cascade sont au cĆur dâun rĂ©cent ouvrage collectif, dirigĂ© par Juliette EymĂ©oud et Claire-Lise Gaillard, chercheuses en histoire. On peut y lire dix portraits de femmes et dâhommes, depuis le Moyen Ăge jusquâau XXe siĂšcle. Tous des « cĂ©libataires » â le terme est apparu au XVIIIe siĂšcle. Retracer leur parcours permet de montrer la pluralitĂ© des situations, des modes de vie choisis ou subis, des injonctions morales ou culturelles dans lesquelles ils Ă©voluĂšrent. « Porter ce regard historique sur le cĂ©libat doit servir Ă interroger la naissance de ce stigmate », Ă©crivent encore les historiennes.
Et quâil soit « dĂ©finitif, prolongĂ© ou temporaire », « de parenthĂšses », « de circonstances ou bien programmĂ© », « tardif », « prĂ©nuptial », « involontaire ou alors choisi, voire festif », il semble clair, au fil des pages et des Ă©poques, que le cĂ©libat « nâexiste pas » comme dĂ©signation unique. Il est au contraire un objet dâhistoire difficile Ă cerner, dont la dĂ©finition ne cesse dâĂȘtre inflĂ©chie par des circonstances singuliĂšres, sociales et historiques â mĂȘme si les prĂ©jugĂ©s qui lui sont accolĂ©s courent sur une longue durĂ©e et sont tenaces. Lâapproche Ă hauteur dâindividus a donc lâavantage de mettre Ă jour « lâangle mort » quâil constitue par rapport au mariage. Lâouvrage permet ainsi de comprendre que câest pour des raisons politiques quâau IXe siĂšcle Charlemagne dĂ©cida de ne pas marier ses filles, certaines alliances nâĂ©tant pas encore nĂ©gociĂ©es avec une autre dynastie royale. Mais il met aussi en lumiĂšre les destins de deux individus du XVIIIe siĂšcle, qui ne se mariĂšrent pas pour des raisons tout Ă fait diffĂ©rentes : le premier, un jeune « littĂ©rateur » nommĂ© François-Antoine Devaux (1712-1796), parce quâil ne voyait rien dans une union qui puisse le « dĂ©dommager de [sa] libertĂ© et du bonheur de nâĂȘtre quâĂ [lui] » ; le second, Claude / Claudine Fauret (1753- ?), parce quâil Ă©tait hermaphrodite et auscultĂ© sous toutes les coutures par les mĂ©decins.
Quelques dĂ©cennies plus tard, ce sont dâailleurs encore des mĂ©decins qui statueront sur la folie dâApolline Leclercq, lingĂšre ou couturiĂšre, et dĂ©cideront de son enfermement Ă lâasile, convaincus que « le cĂ©libat et le veuvage peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme une prĂ©disposition Ă la folie dans les deux sexes »⊠Quant Ă Madeleine Pelletier (1874-1939), elle restera toute sa vie une cĂ©libataire militante, premiĂšre femme psychiatre et fĂ©ministe dĂ©terminĂ©e, revendiquant cĂ©libat et chastetĂ© pour refuser le « servage »⊠Terme radical, comme le furent les jugements et les sentences portĂ©es sur celles et ceux qui, cĂ©libataires, se virent promis Ă toutes les formes de corruption dans une sociĂ©tĂ© oĂč le mariage constituait la norme.
####Naissance dâun stigmate
En Ă©cho au livre de Juliette EymĂ©oud et Claire-Lise Gaillard, on pourra se plonger dans la littĂ©rature du XIXe et dĂ©but XXe siĂšcle, tant les personnages dâhommes non mariĂ©s inspirĂšrent les auteurs⊠qui en brossĂšrent rarement des portraits Ă©panouis. Joris-Karl Huysmans, dans LĂ -bas, dĂ©crit ainsi Durtal : « RestĂ© cĂ©libataire et sans fortune, peu soucieux maintenant des Ă©bats charnels, il maugrĂ©ait, certains jours, contre cette existence quâil sâĂ©tait faite. » Les CĂ©libataires de Montherlant sont tout aussi tristes Ă mourir : Ălie, lâun des deux hĂ©ros, reste puceau Ă 64 ans⊠Pour les moralistes, comme pour les mĂ©decins, il est alors de bon ton de recenser les nombreux dangers qui guettent le cĂ©libataire : alcoolisme, maladies vĂ©nĂ©riennes, nĂ©vralgies, dĂ©rĂšglements sexuels⊠InĂ©vitablement, lâintĂ©ressĂ© oscillerait entre solitude, retrait de la sociĂ©tĂ©, libertinage, frĂ©quentation des prostituĂ©es ou concubinage ancillaire. Et si certains de ces hĂ©ros demeurent malgrĂ© tout rĂ©ticents Ă se trouver une Ă©pouse, ce serait Ă cause⊠dâelles ! Par crainte financiĂšre, comme le jeune homme mis en scĂšne par Jules Michelet dans La Femme (1860) â « Moi, lui raconte un cĂ©libataire, je gagne six mille francs, mais telle femme Ă laquelle je pourrais songer, dĂ©pense autant pour sa toilette. » Ou par crainte dâordre sexuel : trois siĂšcles avant Michelet, dans le Tiers Livre de Rabelais, Panurge exprimait sa peur dâĂȘtre trompĂ©, traduisant ainsi une inquiĂ©tude de son temps. « Dans le contexte culturel antifĂ©ministe du XVIe siĂšcle, Ă©crivait Lawrence D. Kritzman (Histoire de la virilitĂ©, tome I, Le Seuil) le mariage fait soupçonner la possibilitĂ© de la cornardise ».
Le genre, fĂ©minin ou masculin, rĂ©sonne dĂ©cidĂ©ment avec les prĂ©jugĂ©s. Car si les hommes cĂ©libataires ont Ă©tĂ© reprĂ©sentĂ©s soit comme des vieux garçons renfrognĂ©s, soit comme de joyeux lurons profitant dâune pĂ©riode de libertĂ© pour frĂ©quenter restaurants, cafĂ©s, cercles ou clubs, il nâen va pas de mĂȘme pour les femmes. Bien sĂ»r. Avant mariage ou dĂ©laissĂ©es, cantonnĂ©es Ă un rĂŽle traditionnel de pivot de la famille, Ă©pouse et mĂšre, elles cristallisent les stĂ©rĂ©otypes. Et sont diffĂ©remment reprĂ©sentĂ©es selon les causes de leur cĂ©libat : louĂ©es pour leur dĂ©vouement par les privations quâelles se sont imposĂ©es pour subvenir aux besoins de leur famille ou, au contraire, affaiblies et prĂ©maturĂ©ment vieillies par le dĂ©couragement, la tristesse et la solitude, voire condamnĂ©es Ă basculer dans la prostitution⊠Michelet, plein de mansuĂ©tude et dâattentions pour le rĂŽle social quâelles occupent, nâen dĂ©mord pas : la femme peut bien apprendre un mĂ©tier, elle restera « la matrice » et ne peut vivre sans homme ; le couple lui est donc une nĂ©cessitĂ© absolue. Quant Ă HonorĂ© de Balzac, il aura souvent Ă©voquĂ© le sujet dans des tableaux dâune noirceur tragique, Ă travers les portraits de sa ComĂ©die humaine : dans La Vieille Fille (1836), Mademoiselle Cormon, convoitĂ©e pour son argent, est cernĂ©e de piĂšges. Le CurĂ© de Tours (1832) conclut que « le cĂ©libat offre ce vice capital que, faisant converger les qualitĂ©s de lâhomme sur une seule passion, lâĂ©goĂŻsme, il rend les cĂ©libataires ou nuisibles ou inutiles » ; et nous dĂ©voile une Mademoiselle Sophie Gamard dont la frustration la conduit Ă devenir experte en intrigues mesquines. Sans oublier la peu aimable Cousine Bette (1846-1847), pas mariĂ©e, et malfaisante.
####Ăchapper au statut de âvieille filleâ
En 1840-1842 parut Les Français peints par eux-mĂȘmes, un ouvrage se prĂ©sentant comme « lâEncyclopĂ©die morale du dix-neuviĂšme siĂšcle », qui rĂ©unissait de nombreux contributeurs (parmi lesquels Balzac ou lâautrice Louise Colet). Il y figurait des portraits types, comme « la demoiselle Ă marier » ou « lâinstitutrice », centrĂ©s pour une fois sur le regard fĂ©minin. Le premier Ă©voquait lâĂ©tat dâune jeune femme de vingt-quatre ans Ă qui sa mĂšre, estimant que câĂ©tait sa responsabilitĂ© premiĂšre, voulait absolument trouver un Ă©poux. La promise contait les Ă©preuves quâelle devait subir, dont « lâentrevue », quâelle compare Ă la mise en vente dâun cheval : « Invention assommante et saugrenue de notre civilisation matrimoniale [âŠ], rencontre fortuite oĂč lâon fait trouver ensemble une jeune personne qui ne se doute de rien et un homme Ă marier. » Lâentrevue aura lieu au bal, au concert ou Ă un dĂźner, avec, au bout, dans la plupart des cas, « un mariage Ă pleurer dâennui en attendant quâon y pleure de tristesse, et quâon y meure de consomption »⊠Un mariage auquel il faudra pourtant se rĂ©soudre, fĂ»t-il le fruit amer de stratĂ©gies matrimoniales, pour Ă©chapper au triste statut de « vieille fille ». Quant Ă lâinstitutrice Ă domicile, selon Louise Colet, « elle a des mĆurs ; elle ne se compromet jamais avec les fils de la maison, les frĂšres ou les cousins de son Ă©lĂšve ; mais elle accepte de prĂ©fĂ©rence les bonnes grĂąces des vieux oncles cĂ©libataires. Elle rĂȘve modestement un mariage raisonnable ». Des annĂ©es plus tard, ayant Ă©conomisĂ©, elle achĂšte un « fonds de pensionnat », se marie avec un employĂ© : « Alors son plaisir est de faire bonne chĂšre, dâavoir un caniche et un perroquet, de tourmenter ses pensionnaires, de torturer ses sous-maĂźtresses, sâexerçant Ă infliger Ă son tour des milliers dâinfimes persĂ©cutions dont elle a Ă©tĂ© longtemps victime. »
;-)
Merci pour lâarticle en tous cas. :-)